Le blog d'EDUCAPSY

Libres chroniques de "la matrice" d'un point de vue psychologique. L'écriture s'en tient au premier jet. Pertinence, précision, concision & vitesse. Telle est la visée. Le ton polémique est délibéré car "le combat est père et roi de tout" (Héraclite).

Saturday, March 29, 2008

ACHEVER CHOMSKY ?



A la tombée de la nuit, le 20 août 1998, une quinzaine de missiles de croisière Tomahawk filent vers Khartoum, avec pour cible l’usine pharmaceutique d’Al-Shifa. Alors qu’elle assurait 50 % de la consommation soudanaise, cette fabrique sera complètement détruite au motif qu’elle servirait à la fabrication de composants du VX, un puissant neurotoxique. Les soupçons, fragiles, n’ont jamais été confirmés et de nombreux observateurs ont perçu l’attaque comme faisant partie d’une opération de diversion dans une actualité dominée par l’affaire Monica Lewinsky. Selon Noam Chomsky, cette destruction aurait privé la population soudanaise de médicaments vitaux et aurait entraîné la mort de plusieurs dizaines de milliers personne. Il l’a donc présentée comme un acte terroriste plus grave que les attentats du 11 septembre, considérant même qu’elle pouvait légitimer ces derniers. Avec un tel point de vue, tout à la fois provocateur et moral, Chomsky minimise l’importance du 11 septembre et juge vains les efforts entrepris par ceux qui cherchent une vérité au-delà des incohérences de la version officielle. De sorte que, sur ce point particulier, notre libertaire anarchiste tient le même discours que le pouvoir politique et médiatique contre lequel il lutte depuis presque un demi-siècle, à savoir : a) les Etats-Unis ont été attaqués par des terroristes islamistes et b) circulez, ya rien à voir, rognotudju !

Il faut savoir que Noam Chomsky est depuis longtemps présenté comme le plus grand intellectuel vivant. Faisant partie de ces auteurs vraiment originaux, il est à peu près inclassable. Ses travaux en linguistique lui ont valu, très tôt, une grande renommée mais c’est en se faisant un critique obstiné de la domination mondiale du libéralisme en général, de l’impérialisme américain en particulier, qu’il est devenu une véritable icône de la gauche progressiste.

C’est à ce titre que Daniel Mermet est allé l’interviewer et même le filmer chez lui, au MIT, près de Boston, dans le cadre de l’émission « Là-bas si j’y suis ». Un documentaire réalisé par Olivier Azam et Daniel Mermet grâce à une souscription effectuée auprès des auditeurs de France Inter est actuellement en cours de montage ; intitulé Chomsky & compagnie (cf. http://www.lesmutins.org/) sa sortie en DVD et dans les salles se fera d’ici quelques mois. Deux extraits d’environ une heure ont été projetés récemment à Montpellier ainsi que dans d’autres villes de province. Bien qu’ils me soient apparus très prometteurs et qu’ils aient été fort bien accueillis par le public, leur visionnage a été pour moi l’occasion d’une prise de conscience de l’insuffisance de la pensée de Noam Chomsky. Aussi nécessaire et même salutaire qu’elle m’apparaisse, cette pensée a, je crois, perdu une part essentielle de son actualité depuis les attentats du 11 septembre, non seulement parce qu’elle tend à en relativiser l’importance, mais surtout parce qu’elle n’a pas su ou voulu envisager l’hypothèse d’une manipulation. Dès lors, pour paraphraser Sri Aurobindo, si on ne peut douter que Chomsky fut une aide, il semblerait qu’à présent, Chomsky soit l’entrave.

Ce qui suit tentera d’amener à l’idée que ce qui manque à l’œuvre de Chomsky, c’est une théorie. Je pense en particulier à la théorie sacrificielle de René Girard. Cette conception offre en effet une perspective anthropologique qui permet d’accomplir ce que Chomsky a laissé inachevé : la révélation du mécanisme à l’origine de toutes les propagandes.

De l’information sur la désinformation

Bien que lecteur enthousiaste des articles polémiques de Chomsky qui paraissent régulièrement sur le site de Michel Collon, j’ai hésité à venir à la projection de l’avant-film de Azam et Mermet. Qu’allais-je entendre que je ne savais déjà ? Je n’ai pourtant pas regretté d’avoir assisté à cette séance. J’en suis sorti complètement édifié et par le film et par le débat passionné qui a suivi. Cela s’est passé dans une salle bondée, en présence d’Olivier Azam et de Normand Baillargeon, auteur d’un « Petit cours d’autodéfense intellectuelle » évoqué dans le film.

Le documentaire était captivant autant qu’impertinent. Des choses belles et bonnes sur le monde tel qu’il va ont été dites, en particulier, le deux poids deux mesures qui prévaut dans les médias selon que l’information va dans le sens de la pensée unique ou non. Ce thème constitue un des principaux leitmotiv de Chomsky qui a contribué à rendre célèbre l’expression de Lippmann « manufacturing consent » (traduite par « la fabrique du consentement ») en traitant des stratégies de communication qui, au cours de l’histoire, principalement du XXe siècle, ont permis d’amener les opinions publiques à adhérer à telle ou telle représentation choisie de la « réalité ».

Chomsky a, par exemple, comparé les couvertures média respectives de l’assassinat de l’archevêque Oscar Romero au Salvador et de l’assassinat en Pologne du père Popiélusko. Le rapport était de un à cent. Le premier est resté quasiment inconnu des média occidentaux quand le second a été surmédiatisé.

On ne peut douter du fait qu’en démocratie les journalistes se croient libres, ils le disent suffisamment. C’est en toute liberté qu’ils sélectionnent ce qui sera dit et ce qui ne le sera pas. On peut simplement en déduire, avec Chomsky, que les journalistes sont les premiers acteurs de la censure qui, incontestablement, s’opère, généralement dans le sens des pouvoirs dont ils dépendent : les grands groupes, les institutions, etc. Le cas de la constitution européenne est, à cet égard, très représentatif.

Ceci étant, il me semble que l’on pourrait prolonger cette ligne de pensée et reconnaître aussi une forte dépendance des médias à l’égard du public lui-même. Dès que l’opinion de ce dernier peut être pressentie, les journalistes s’empressent d’abonder dans son sens, quitte à hurler avec les loups — cf. le récent revirement de la presse vis-à-vis de Nicolas Sarkozy. Il y a là une forme de suivisme qui traduit un vif souci de l’image, de la respectabilité, c’est-à-dire, une volonté de maintenir au plus haut son pouvoir d’influence. Une telle attitude contribue idéalement à la normalisation ou au formatage des contenus et, par voie de conséquence, à la formation de ce public moutonnier dont le libéralisme a besoin ; à savoir, un public sous influence qui entend seulement ce qui ne va pas trop perturber ses représentations sociales et ses comportements d’achats.

Je sais déjà que je visionnerai la version longue en DVD (estimée à 3h) car, à mon sens, toute réflexion, toute « autodéfense intellectuelle » nécessite la connaissance d’un certain nombre de faits concrets, historiques, incontestables. Comme je n’ai pas lu tout Chomsky, le film d’Olivier Azam élargira certainement mon horizon sous ce rapport. Toutefois je sais déjà que je resterai sur ma faim concernant un aspect essentiel : la théorie.

Peut-on penser au-delà de Chomsky ?

D’emblée, je précise qu’il n’y a pas là une critique qui s’adresserait aux réalisateurs. Ces derniers nous donnent accès à ce que Chomsky et ses sympathisants proposent et pour autant que je puisse en juger, c’est très bien fait. On peut, je crois, les en féliciter. J’entends simplement ici formuler ce qui me paraît la grande faiblesse de la pensée de Noam Chomsky : l’absence d’une conception d’ensemble qui puisse favoriser, orienter et guider l’action. Il me semble que c’est de cela dont nous avons le plus cruellement besoin. Prendre pleinement conscience de la réalité de la propagande à laquelle nous sommes constamment exposés au travers des médias du pouvoir économique et de son serviteur politique, c’est une chose. Comprendre l’ampleur du problème de la situation humaine, dans l’histoire et au présent, c’est autre chose. Or, cette compréhension est nécessaire pour répondre à la hauteur des enjeux écologiques, psychologiques, sociologiques, politiques et économiques actuels.

La question que je voudrais poser est celle qui m’habitait avant d’aller visionner Chomsky et compagnie : peut-on, doit-on, aller au-delà de la pensée de Chomsky ? La réponse va de soi, me semble-t-il. La pensée est une marche qui ne connaît pas de repos. Chomsky l’entend probablement ainsi. Dans le film, il évoque une mésaventure qui lui est arrivée il y a un demi-siècle, dans les Pyrénées Orientales. Un panneau indiquait un chemin menant au Canigou. Pensant qu’il s’agissait du relief proche qu’il avait sous les yeux, Chomsky s’y engagea et découvrit ensuite qu’il ne s’agissait que d’une grosse colline qui lui masquait le véritable Canigou, sur les pentes duquel il faillit mourir d’épuisement. Le progrès social suivrait, selon lui, cette dynamique. La grosse colline que nous avons sous les yeux n’est qu’un point de passage, qui ne doit pas masquer ce qui se tient au-delà, ce vers quoi nous nous dirigeons, sans en être nécessairement conscient. Quel pourrait donc être cet au-delà ? Après le douloureux constat de l’omniprésence de la propagande auquel Chomsky nous amène, quel terrible sommet reste-t-il à affronter ?

Il n’est pas envisageable de tenter ici une démonstration ou même une argumentation en bonne et due forme. Je voudrais seulement indiquer quelques éléments qui pointent, de manière encore fragile mais avec insistance, en direction d’un des universaux anthropologiques majeurs que René Girard n’a eu de cesse de dégager tout au long de son œuvre et dont il y a tout lieu de penser qu’après avoir tramé l’histoire humaine, il est encore à l’œuvre dans cette actualité dont nous avons trop facilement tendance à croire qu’elle est inouïe, sans précédent, etc. Je veux parler du mécanisme sacrificiel au travers duquel nous construisons depuis la nuit des temps nos réalités humaines et supra-humaines. Mécanisme que nous repérons seulement lorsqu’il déraille, lorsque ses victimes nous apparaissent innocentes et sont alors, à nos yeux, des boucs émissaires.

Critiquer la propagande n’est pas toujours innocent

Mais revenons à Chomsky. Selon ce dernier, les personnes les plus éduquées, les intellectuels en particulier, sont plus sensibles à la propagande, manifestant une adhésion plus vigoureuse. Admettons. Se pourrait-il alors que Chomsky lui-même soit resté sous l’influence de représentations qui favorisent le maintien du système qu’il dénonce ? Son inlassable critique validerait-elle implicitement quelques éléments fondamentaux de la propagande U.S. ? Se pourrait-il que Chomsky ait lui aussi, aussi peu que ce soit, le souci de la respectabilité et s’interdise, inconsciemment, de franchir certaines frontières de peur de heurter son public et/ou de se discréditer ?

Considérons sous ce rapport la notion de propagande dont la pensée de Chomsky a fait son cheval de bataille. Ce concept n’est pas aussi innocent qu’il en a l’air. Il véhicule tacitement, et donc vigoureusement, l’idée d’une réalité qui se tiendrait au-delà de la manipulation, au-delà de la propagande, et qui serait donc « objective ». Il est vrai que cela peut sembler assez anodin. Qui ne croit en la réalité du monde dans lequel il vit, qui ne la présuppose à tout instant ? Notre besoin de certitude n’est-il pas immense ?

Il y a là néanmoins un problème fondamental car, adhérer à la vision d’une réalité indépendante, qui se tiendrait au-delà de représentations sociales « sous influence », c’est écarter d’emblée la possibilité que la réalité à laquelle chacun de nous s’adresse soit construite socialement, dans un processus de convergence et de co-validation mimétique des représentations. Or, il y a de bonnes raisons de penser que la réalité, au moins dans sa dimension sociale, puisse être une construction collective. En effet, rien n’est réel qui ne soit tenu pour tel par un consensus reconnu. C’est précisément ce consensus constructeur de réalités qui motive tous les efforts de propagande déployés dans le monde. La propagande l’a bien compris, mais Chomsky semble ne pas le voir. Pourtant, cela fait plus d’un siècle que Tarde a pointé, dans son beau livre L’opinion et la foule, le fait que nous croyons les nouvelles lues dans le journal et nous les intégrons dans notre représentation de la réalité, non pas en vertu du seul crédit que nous accordons au journaliste, mais parce que nous nous représentons le vaste public qui en vient à partager cette information avec la même conviction. Le fameux « Vu à la télé » nous suggère pareillement qu’une chose est (réellement) désirable simplement parce qu’elle a été vue et désirée par de nombreuses personnes. Rien en définitive n’influence le public davantage que le public lui-même.

La construction mimétique de la réalité

Se tenir à une position réaliste, rester dans l’inconscience de cette dynamique mimétique au fondement de nos représentations de la réalité, c’est se mettre dans l’incapacité de questionner radicalement les mythologies naissantes auxquelles nous sommes constamment exposés et que nous tenons pour des réalités en raison de leur omniprésence dans les médias et/ou les représentations sociales. Le réalisme est un positionnement fondamentalement réactionnaire qui invite à la soumission à une réalité supposée indépendante et sur laquelle nous n’aurions a priori pas de prise. Le constructivisme ne nie pas le réel, seulement le fait qu’il se tiendrait hors de notre portée. La réalité nous la construisons non seulement parce que, comme le disait si bien Pirandello « la vérité est telle qu’on la croit », mais surtout parce que nous en faisons partie, nous en somme constitutifs. Le constructivisme est donc essentiellement progressiste et, à l’heure actuelle, encore passablement révolutionnaire.

La propagande nous amène à croire à des représentations dont nous pouvons certes nous déprendre un jour, mais nous restons dangereusement exposés à la manipulation tant que nous n’avons pas saisi que toutes nos représentations de la réalité sont des constructions, en particulier cette idée que la réalité serait indépendante et donc, intangible. Il nous faut pouvoir questionner a priori tout fait (au sens de donnée) en nous rappelant avec Vico que « la vérité est précisément cela qui est fait » (au sens d’acte). La réalité, ce sont nos actes. La représentation socialement partagée devient réalité lorsque le collectif en prend acte.

Selon René Girard, le fait humain premier, l’acte fondateur de l’aventure humaine, a été le geste sacrificiel qui amène à faire d’une entité quelconque la responsable de ce qui arrive à la communauté. Girard a non seulement repéré ce mécanisme dans les mythes fondateurs de quasiment toutes les cultures du monde, il a rendu intelligible le fait que derrière chaque épisode de l’Histoire nous pouvons retrouver la trace de boucs émissaires, qui sont, en quelque sorte, la partie émergée du mécanisme sacrificiel. Ce qu’il nous donne à voir, c’est le fait que porter une accusation unanime met ipso facto la communauté en paix avec elle-même, elle se trouve rassemblée, ressoudée et prête à se mobiliser contre l’ennemi commun. Le problème de la violence intestine — qui a de tous temps constitué la principale menace à la survie des groupes humains — trouve ici une solution qui, d’après Girard, a été rituellement, religieusement, reproduite depuis que l’homme est l’homme. Cette solution est d’une implacable logique : si tous accusent une même personne (ou une même chose), ils ne s’accusent pas réciproquement, ils sont donc en paix. Ils le seront encore plus sûrement quand l’accusé ne pourra plus clamer son innocence, quand il sera mort et qu’aucun risque de dissensus ne persistera plus. La guerre a ainsi toujours été le meilleur moyen d’apaiser les tensions internes d’une société et la victoire, celui qui permet d’imposer les représentations du vainqueur, sa version de l’histoire et de la réalité. Les mythes sont en l’essence des histoires, qui disent ce qu’il en est du réel et des causes qui affectent les humains. Les mythes exposent la réalité à laquelle les peuples qui y croient se trouvent véritablement confrontés. Nos représentations du monde ont d’abord été religieuses, puis elles sont progressivement devenues scientifiques, mais sans que rien ne change sous le rapport de leur dynamique, nécessairement collective autant que mimétique.

Théorie et pratique du bouc émissaire

L’histoire le montre suffisamment, la puissance suggestive de l’unanimité-accusatrice-constructrice-du-réel est gigantesque. Ainsi, par exemple, c’est une Argentine complètement réunifiée qui s’est engagée dans la guerre des Malouines en dépit des troubles qu’elle connaissait depuis l’avènement de la dictature. Même le pianiste dissident Miguel Angel Estrella a soutenu cette stratégie de la junte alors qu’il était une de ses victimes et qu’il n’avait cessé de la combattre par ailleurs. Assurément donc, rien de tel qu’un ennemi commun pour resserrer les rangs d’une communauté sur le point d’éclater !

Fort heureusement, nous avons appris à déjouer cela. La notion de « bouc émissaire » est devenue universelle et le fait de l’employer dit ipso facto que nous ne sommes pas dupes. Quand ce n’est pas le cas, quand nous n’avons pas repéré le « bouc émissaire », quand nous nous inscrivons dans un consensus accusateur qui laisse l’accusé sans défense, nous contribuons activement à une réalité contrefaite, nous entretenons le cycle de la violence, nous ne savons pas ce que nous faisons.

Dans le film d’Olivier Azam, Chomsky évoque furtivement ce processus, en le présentant, comme une forme bien connue de manipulation. Mais il ne s’y arrête pas. Il n’en dégage pas la portée générale alors qu’il traite sans cesse des accusations mensongères portées par la presse bien-pensante de son pays. A l’évidence, la connaissance des faits, bien que nécessaire, n’est pas suffisante. Comme disait le psychologue Kurt Lewin : « il n’est rien de plus pratique qu’une bonne théorie ».

Alors précisément, qu’est-ce que la théorie du bouc émissaire nous donne à voir que Chomsky ne voit pas ? Elle nous donne un schéma conceptuel à partir duquel nous pouvons dégager des régularités. Apparaît alors l’implacable retour du même, en particulier cette logique sacrificielle qui semble inhérente à l’histoire de la nation qui prétend dominer le monde économiquement et moralement. Songeons qu’après l’extermination jamais reconnue des premières nations indiennes et la sanglante conquête de leurs territoires…:

· Non contents de lui avoir extorqué le Texas, les Etats-Unis, ont, en 1843, fabriqué un incident de frontière avec le Mexique pour motiver une entrée en guerre et conquérir la Californie et le Nouveau-Mexique.

· En 1898, la destruction du vaisseau Maine dans le port de la Havane précipitera l’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Espagne et permettra la conquête de nombreuses terres.

· Lors de la première guerre mondiale, les Etats-Unis ont abandonné leur position pacifiste grâce à un effort exceptionnel de propagande de la part du gouvernement — soupçonné d’avoir contribué au nombre important de victimes étasuniennes lors du naufrage du Lusitania.

· Lors de la deuxième guerre mondiale, le président Roosevelt était informé et dans l’attente de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor qu’il considérait comme le moyen d’amener le peuple américain à consentir à l’entrée en guerre.

· En 1962, les plans de la fameuse opération Northwood sont élaborés. Celle-ci devait permettre d’attaquer Cuba en l’accusant de la destruction d’un navire de guerre américain dans la baie de Guantanamo.

· En 1964, une prétendue agression de la marine U.S dans le golfe du Tonkin permettra au président Johnson d’impliquer les Etats-Unis dans le conflit vietnamien sans même le consentement du congrès.

· En 1983, Grenade sera envahie pour la (seule) protection des étudiants américains censés s’y trouver

· En 1991, les U.S.A ont sciemment laissé leur allié Saddam Hussein franchir la ligne jaune pour en faire un casus belli international.

· Les attentats de Moscou en septembre 1999 ont été attribués à des terroristes tchétchènes sans qu’aucun fait soit jamais venu étayer cette accusation. Cette dernière a néanmoins fourni le prétexte de la seconde guerre de Tchétchénie et a permis à Poutine de se faire élire président dans la foulée — j’ai tenu à mentionner cela ici car, Girard y a toujours insisté, les rivaux ne cessent de s’imiter. Il me semble que la stratégie russe aura vraisemblablement pu inspirer les stratèges néoconservateurs ou, du moins, les conforter dans leur perspective, si tant est qu’ils aient pu hésiter.

· Quoi qu’on en pense in fine, nul ne peut nier que les attentats du 11 septembre 2001 ont rendu possible l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak.

Aussi fragile qu’elle apparaisse encore au regard de l’histoire telle qu’enseignée dans les manuels et sans que nous puissions bien sûr en induire ou en déduire quoi que ce soit, lorsqu’elle est lue avec le mécanisme du bouc émissaire en tête, cette série nous donne quelques raisons de nous distancier a priori des accusations portées par le gouvernement américain à l’encontre d’Al-Qaïda concernant les évènements du 11 septembre 2001. Nous savons que le proverbe qui dit « quand on veut se débarrasser de son chien, on l’accuse d’avoir la rage » conserve une pleine actualité et dès lors, sans le moins du monde verser dans une quelconque paranoïa, nous adoptons logiquement une attitude de défiance vis-à-vis de la communication gouvernementale. Le crédit est mort comme disait mon vieil épicier.

Autodéfense citoyenne & comploteries : la position de Chomsky

Quoi de plus sain que l’esprit critique en matière politique ? N’est-ce pas l’attitude d’autodéfense intellectuelle du citoyen éclairé et vigilant que Chomsky appelle de ses vœux ? Ce citoyen ne demande qu’à être convaincu de la théorie officielle du complot Al-Qaïda, car c’est toujours plus agréable et rassurant de se trouver en phase avec la société et ses dirigeants plutôt qu’en dissidence. Mais encore faut-il qu’il y ait des preuves…

A ma connaissance, nous n’avons entendu que des accusations restées sans fondements. Rien qui ait valeur de preuve n’a été avancé. Probablement ignorez vous encore que le FBI ne recherche pas Ben Laden pour les attentats du 11 septembre car il ne dispose d’aucune preuve tangible de son implication (no hard evidence). Le fait que trois tours du World Trade Center se soient effondrées n’est pas une preuve de quoi que ce soit, c’est précisément ce qui est à expliquer. Nous ne savons toujours pas ni pourquoi, ni comment elles se sont effondrées. Nous ne savons donc toujours pas pourquoi tant de nations prétendument civilisées sont allées faire la guerre en Afghanistan et occupent encore ce pays. Mais là n’est pas la question.

Le lecteur l’aura compris, la théorie du bouc émissaire a dégagé au cœur du phénomène humain une dynamique d’attribution causale biaisée dans la direction la plus susceptible d’amener le consensus et de construire une réalité purement mythique. Loin de donner à voir quoi que ce soit d’inouï ou d’incompréhensible dans les attentats du 11 septembre, elle amène à envisager, en toute logique, la possibilité d’une tentative de construction d’une représentation mythique semblable à celles qui ont abondé tout au long de l’histoire humaine. L’inouï tient seulement à la dimension de la mystification qui, pour vertigineuse qu’elle soit, doit, malgré tout, être affrontée.

L’expression « théorie du complot » ne manquera pas ici de venir à l’esprit. Elle est emblématique de ce qu’il y a de plus difficile à vivre lorsque l’on se hasarde à penser en dehors des sentiers battus : le discrédit et le rejet, quand ce n’est pas la vindicte de ceux qui ont intériorisé la propagande. Ces bien-pensants, qui ne pensent plus et se contentent de coller des étiquettes avec dédain, n’ont pas vu qu’il n’est pas de bouc émissaire sans qu’un groupe ne se ligue contre lui, activement ou par consentement passif. Chaque bouc émissaire renvoie donc à une forme de complot, à un meurtre collectif qu’il faut dénoncer inlassablement, avant, pendant et après. Autrement dit, il devrait y avoir autant de théories du complot légitimes qu’il y a de boucs émissaires à reconnaître.

Avant d’aller plus loin, avant de franchir clairement la ligne jaune, revenons sur nos pas et demandons-nous comment Chomsky et ses fidèles se sont positionnés vis-à-vis de la théorie officielle du complot. Normand Baillargeon à qui j’ai posé la question lors du débat m’a dit avoir la même position que Chomsky : il ne conteste pas la version officielle.

Surprise ! Voilà donc les auteurs de « La fabrique du consentement » et du « Petit cours d’autodéfense intellectuelle » qui consentent à la version officielle. Quels éléments de preuve ont convaincu ces professionnels du doute et de la critique ?

Les réponses de Chomsky sont étonnantes, car tout en reconnaissant que les attentats du 11 septembre furent une occasion formidable pour l’administration U.S et tous les gouvernements du globe de renforcer le contrôle de leurs populations respectives, il se contente d’affirmer que la thèse d’une machination gouvernementale est désespérément non plausible et il donne, en substance, les raisons suivantes :

1) Il faudrait être dément (insane) pour tenter quelque chose comme cela

· L’existence incontestable du projet Northwood est-elle un signe de la démence du gouvernement U.S ? En aucune manière. Les attentats auto-infligés relève d’une logique de gouvernement historiquement validée et parfaitement reconnue par Chomsky.

2) Le gouvernement américain est incapable d’organiser quelque chose d’aussi complexe et délicat à exécuter

· Admettons. Mais selon Federico Cossiga, ancien président de la république italienne et spécialiste des opérations clandestines, tout le petit monde du renseignement saurait déjà parfaitement que la CIA et le Mossad sont les véritables maîtres d’œuvre.

· Par ailleurs, cet argument paraît singulièrement auto-contradictoire quand y consentir oblige à retenir l’hypothèse que ce serait un barbu au fond d’une caverne qui aurait conçu ces attentats avec sa fine équipe de fanatiques.

3) Si cela avait été organisé par le gouvernement U.S., il y aurait eu des fuites

· Depuis la seconde guerre mondiale, les opérations de désinformation sont innombrables. Les fuites ne devraient pas manquer. Or, nous n’avons généralement connaissance du dessous des cartes que lorsque l’information est « déclassifiée » après plusieurs décennies. L’absence d’information n’est pas preuve d’une absence de machination.

· En 1967, lors de la guerre des 6 jours, l’aviation israélienne a coulé (intentionnellement) le navire espion Liberty. La marine U.S. a demandé à ses hommes de se taire, alors qu’ils étaient victimes et non comploteurs. Ils l’ont fait sans moufter. Rien n’a filtré durant deux décennies. L’absence de fuite n’est preuve de rien.

4) Les preuves des conspirationnistes sont aisément balayées dès que l’on a la moindre formation en science

· Ce qui est troublant ici, c’est que cette assertion est précisément celle que l’on peut adresser à la thèse officielle dont les explications (pancake theory) ne rendent pas compte de la vitesse d’effondrement des tours. Les trois tours du WTC sont tombées en chute libre et tout bachelier digne de ce nom sait que pour qu’il en soit ainsi, il faut qu’en dessous il n’y ait que du vide, c’est-à-dire, une absence quasi-totale de résistance, sans quoi la chute aurait été retardée. C’est un fait, élémentaire, incontestable mais inexpliqué par les officiels.

· Les preuves officielles sont d’autant plus aisément balayées que souvent elles manquent : la chute de la tour WTC 7 est restée sans explication assumée officiellement par les organismes habilités.

4) Les revues scientifiques font constamment état de nombreux de phénomènes marginaux et inexpliqués

· L’argument est spécieux car il nous demande de faire comme si une thèse cohérente avait été proposée dans un cadre expert et n’avait laissé que des éléments secondaires inexpliqués. C’est tout le contraire. La thèse dite officielle n’a nulle part été officiellement formulée in extenso et ce qui est communiqué dans les médias est une constellation de fragments sans cohérence. Autrement dit, il n’y a pas de thèse officielle a proprement parler. Seulement une accusation sans fondement et une destruction dont les propriétés physiques (vitesse, symétrie) restent inexplicables tant que l’hypothèse d’une démolition contrôlée n’est pas envisagée.

5) Il en va ici comme la question de savoir qui a tué John Kennedy : on s’en fout ! Chercher la vérité sur 9/11 est un gaspillage d’énergie qui nous détourne des vrais problèmes.

· Cette assertion mérite toute notre attention. Elle paraît de bon sens, mais elle est passablement troublante de la part d’un homme qui s’est autant mobilisé contre toutes les formes de propagandes. En effet, ce qu’il dit est exactement ce que demandent les autorités, qui, toujours, mettent en avant un ensemble de priorités censées nous détourner de la réflexion citoyenne, en particulier, l’effort de guerre, dont il serait antipatriotique de discuter les fondements.

· Est-il insensé et vain de chercher à savoir dans quel monde nous vivons ? Connaître la vérité, toucher au réel, est un besoin fondamental de l’humain. Il est étonnant que ce soit un intellectuel dissident, un anarchiste, qui nous invite à y renoncer.

N’est-il pas troublant en définitive de constater que Chomsky, connu pour son attention scrupuleuse aux faits, se cantonne ici à un discours vague basé sur des assertions aussi fragiles que gratuites ? Lui qui a le courage de s’opposer à l’infinie propagande des médias officiels ne pourrait affronter l’argumentation qu’il juge conspirationniste ? Comment se peut-il qu’il ose porter une accusation qui appartient généralement à l’arsenal des puissances dominantes, lui qui, mieux que quiconque, connaît sa violence et son caractère inique, en ce sens qu’elle constitue un refus d’argumenter basé sur une disqualification a priori de l’interlocuteur ?

Franchement, je ne sais pas pourquoi Chomsky est porteur d’une telle contradiction et, au fond, peu importe. Notons à sa décharge qu’il n’est pas le seul, loin s’en faut. Les chiens de garde de la gauche bien pensante ne manquent pas. Mais nul n’a le pedigree de Chomsky.

Construisons une conspiration de l’intelligence

Quoi qu’il en soit, mon sentiment est qu’il convient d’aller au-delà de Chomsky, au-delà de la simple accumulation de faits de propagande, au-delà de la réaction citoyenne qui, aussi urgente et nécessaire qu’elle soit, ne saurait être suffisante. Car il nous faut songer à construire un monde meilleur et pour cela, éviter l’apocalypse si c’est encore possible.

Il nous faut donc penser le monde, dégager ses invariants, voir enfin ces « choses cachées depuis la fondation du monde ». La théorie de René Girard permet de comprendre comment les communautés humaines ont résolu jusqu’à présent le problème de la violence qui menace de les annihiler. Elles construisent une représentation où c’est l’autre, l’étranger, qui est mauvais et qui doit être objet de notre vindicte car il nous a fait violence. Notre courroux unanime est légitime. Nous voilà rassemblés, tous ensemble — « nous sommes tous américains » disions-nous fin 2001, après avoir clamé auparavant « nous sommes tous juifs allemands » — prêts à une juste violence qui restaurera l’ordre du monde troublé par un être malfaisant dont il faut se débarrasser. Ce schéma, c’est celui du bouc émissaire. Il est universel. Il n’y a pas de raison sérieuse de considérer qu’a priori le 11 septembre devrait y faire exception. A priori, donc, le 11 septembre devrait être considéré comme un phénomène de bouc émissaire. Que certains hésitent encore à franchir cette ligne jaune, c’est-à-dire, à quitter un monde rassurant où l’on croit que les gouvernements agissent pour notre bien pour entrer dans un monde hallucinant où le pouvoir est capable de telles machinations, cela peut se comprendre tant il est douloureux (a) de renoncer à ses illusions enfantines et (b) d’assumer le fait que ce monde est ce qu’il est parce que nous l’avons laissé devenir tel au travers de chacun de nos petits choix de vie inconscients, égoïstes, irresponsables, lâches, etc.

Ceux que l’on appelle les conspirationnistes, ceux qui cherchent la vérité, loin d’être des malades, ont compris qu’il y avait là une occasion inouïe de changer l’ordre du monde et d’accomplir la nécessaire révolution qui seule pourra nous détourner d’une trajectoire qui, pour le moment, est celle de la violence grandissante que les hommes, dans leur volonté de puissance débridée, font aux hommes comme à la nature.

Un autre monde est possible parce que la réalité se construit. Ne laissons plus les puissants nous fabriquer une réalité issue de la violence des accusations mythiques et des guerres « justes ». L’intelligence collective s’est mobilisée grâce à l’internet social. Les hiérarchies du pouvoir et l’information sont enfin mises à mal par une révolution pronétarienne (le peer to peer) qui est en mesure de changer radicalement le cours de l’histoire. Pas d’hésitation : rejoignons la conspiration de l’intelligence qui tente actuellement de contrer l’aveuglement et la brutalité des schémas anthropologiques qui nous agissent encore mais que nous avons à présent le pouvoir de dépasser. C’est maintenant ou jamais. Où que nous soyons, affirmons-nous comme témoins, sinon d’une vérité, du moins d’un questionnement que les officiels et leurs médias asservis tentent d’étouffer.

Le plus grand intellectuel vivant

Une mise au point pour finir. A l’instar de Chomsky, Girard n’a pas franchi la ligne jaune. Dans son dernier livre intitulé Achever Clausewitz, il évoque seulement la possibilité qu’Al-Qaïda n’ait pas de véritable existence. A cette idée sont logiquement associées les suivantes :

1. Al Aida n’est pas responsable des attentats du 11 septembre

2. Ces attentats ont une autre origine

3. Les médias accusateurs d’Al Aida fabriquent du mythe

Girard a-t-il pris ces corollaires en considération ? C’est possible, mais une chose est sûre, il ne s’est pas avancé dans cette direction. Son dernier interview montre qu’il reste sur des positions conservatrices fortement axées sur l’opposition christianisme / islamisme. Tout se passe comme si son attention était polarisée par le seul conflit des doubles qui, pour réel qu’il soit, n’en est pas moins l’occasion d’une phénoménale construction mythique qui eût mérité une analyse sous le rapport de la théorie du bouc émissaire.

Je ne peux m’empêcher ici d’associer à Girard l’image de Moïse qui, pendant 40 années, a conduit les Hébreux dans le désert mais n’a pu entrer en terre promise. Girard, en effet… :

1e) nous a permis de comprendre le caractère universel et partant, originel, du mécanisme sacrificiel,

2e) il a fait l’hypothèse que notre capacité à repérer des boucs émissaires provient de la révélation néo-testamentaire puisque… :

« Montrer la crucifixion comme le meurtre d’une victime innocente, c’est montrer le meurtre collectif et permettre aux gens de comprendre qu’il s’agit d’un phénomène mimétique.. » (Girard, Apocalyptic thinking after 9/11, SubStance #115, Vol. 37, no. 1, 2008, p. 25)

3e) Il nous a permis de comprendre que cette capacité est précisément ce qui contrarie les puissances de ce monde en faisant obstacle au plein accomplissement du mécanisme sacrificiel

En conséquence, les puissances (de ce monde) seront finalement détruites par cette vérité. Et toute l’histoire est simplement la réalisation de cette prophétie. (ibidem)

4e) Girard nous dit que nous sommes à présent dans l’Apocalypse, le moment de la révélation est venu, les puissances de ce monde vacillent sous le poids de leur propres mensonges et le voilà qui cesse de suivre le sillon qu’il a tracé tout au long de sa vie.

J’avoue en éprouver une certaine tristesse même si, par ailleurs, Girard a montré, en maintes occasions, qu’il était disposé à faire retour sur sa pensée pour l’amender. Peut-être le fera-t-il à nouveau, mais si ce n’était pas le cas, je me dis que cela serait dans l’ordre des choses. Il appartient à la génération suivante de prendre le relais. Girard a fait œuvre et quelle œuvre ! Peu le savent encore, mais il peut être considéré avec Freud et Piaget comme un des trois plus grands psychologues du XXe siècle. Là où ces derniers sont respectivement spécialistes des affects et de la cognition, Girard a fourni les bases d’une véritable psychologie du désir et magistralement éclairé le troisième volet du domaine psychologique, la conation, qui était encore il y a peu, une terra incognita. Laissons lui le dernier mot :

« Quand les gens ne veulent pas voir quelque chose, ils y réussissent très bien. Je pense qu’il y aura des révolutions spirituelles et intellectuelles dans un futur proche. Ce dont je parle maintenant semble complètement fou, et pourtant, je pense que le 11 septembre ne va cesser de gagner en signification ». (ibid., p. 29)

Luc-Laurent Salvador